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Enseigner

Enseigner à Poucette et Poucet….

C’est rassurant… je ne suis pas le seul ! A en juger par le nombre de blogs, d’articles qui reprennent le texte « Petite Poucette » que Michel Serres a prononcé à l’Académie française (ou sa version publiée dans le Monde) nous sommes plus que quelques-uns à considérer que ce séduisant vieux monsieur à la voix chaude parle clair et fort et que ce qu’il dit mérite d’être entendu et ruminé.
Certes l’homme est séduisant, plus que cela ses mots sont forts qui mènent un jeu de funambule entre l’expérience terrienne, une humilité du quotidien et un savoir gigantesque, qui conduisent l’auditeur, le lecteur vers un peu plus de réflexion. Voilà qu’il nous interpelle une fois encore sur la question toujours renouvelée et toujours la même de l’éducation. Toujours la même car depuis toujours on a pris par la main d’autres pour les amener un peu plus loin, les aider à sortir de ce qu’il sont, à se dépasser… Voilà pour pédagogie et éduquer… Toujours renouvelée parce que le monde des gens, du savoir, de la connaissance et des idées n’est jamais le même et qu’amener vers ce nouveau monde, s’autoriser à s’y aventurer ne peut se faire comme si rien ne changeait !

Comment cette analyse se transpose-t-elle dans notre pratique d’enseignant ?


« La pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies ». Bon, voilà, ça c’est dit… « Le savoir est distribué, non concentré ». Comment ne pas en convenir ? « Il convient d’inventer d’imaginables nouveautés »… Probablement. Très modestement j’essaierai de voir où en est notre boîte à outils et si on peut l’actualiser…
Il n’est pas inutile de s’interroger sur le porteur de la caisse à outils avant même que d’en soulever le couvercle. Quand on parle enseignement, on parle beaucoup du « corps de l’enseignant »… De moins en moins du « corps enseignant ». Les outils d’intégration dans ce corps (cinq ans d’école normale en internat avec autant de garçons que de filles, modèle mis en œuvre jusqu’en 1970…par exemple), de représentativité du corps enseignant (syndicalisation quasi généralisée), de solidarité avant-gardiste et sociale (mutuelles, coopératives d’achat), comme la reconnaissance sociale et la place dans la société ont beaucoup évolué et se sont affaiblis. L’intégration dans le métier est maintenant plus que jamais un acte individuel et c’est à chaque enseignant de construire sa posture d’enseignant quand « l’esprit de corps » poussait fortement à intégrer une norme homogène, générait même les comportements professionnels. Même si « l’image de l’enseignant » reste un moteur fort, l’enseignant d’aujourd’hui (souvent enseignante) s’expose en personne au regard de chacun, quand l’école est la cible quotidienne d’attaques venant de tous ceux qui trouvent qu’elle en fait trop ou pas assez ou pas bien ou….Voilà donc notre enseignante au cœur de questions redoutables …

Quoi enseigner ? Comment l’enseigner ? Que faut-il que nos élèves apprennent ? Comment faire pour qu’ils l’apprennent ?

Les programmes, oui, bien sûr… Revenons à ce qu’évoque Michel Serres… Avant l’imprimerie… Tête bien pleine.. Après… tête bien faite, si l’on se dit avec Montaigne que l’on pourra retourner à la chose imprimée pour retrouver le résultat d’une pensée sinon son cheminement, pour réassurer des savoirs institués … car pour que le livre soit, toute une chaîne de « validation » a fonctionné et a posé ce savoir comme étant un savoir valide… Et pour marcher sur deux jambes, mobilisons aussi les savoirs nés de la vie, de l’expérience, élaborons-les et nous voilà pas si loin de « l’honnête homme ». Pour un peu, nous serions dans la logique des Encyclopédistes voulant rassembler en un ouvrage, certes monumental mais figé, les savoirs du temps.
La parole savante et le livre… deux des armes des « hussards noirs de la République ». Les manuels du Ministère de l’instruction publique fournissent le quoi et le comment… Le texte du maître y est écrit. En le mettant en voix avec toute la conviction qui l’habite, il contribue à construire la légende de notre pays avec ses héros et ses hérauts. Il n’est en concurrence qu’avec la vie même, vie d’ici et maintenant, qu’il éclaire d’ailleurs de ses savoirs sur l’agriculture, l’économie domestique, l’ailleurs… L’école d’avant 14 n’étant en concurrence pour le savoir savant qu’avec le livre objet scolaire par excellence … On est donc entre soi et la maîtrise des territoires à connaître est d’autant plus forte que ces territoires sont clairement circonscrits.

Oui, mais aujourd’hui…

A l’opposé de cette approche est le monde d’internet et de la télécommunication dans lequel tout est immédiat, accessible sans filtre aucun, dans lequel « tout se vaut » et où l’on peut surfer tous azimuts.
Vous avez forcément fait cette expérience… Lancez une recherche sur quelque sujet que ce soit sur internet par le premier moteur venu… Il va vous sortir sans aucun délai des dizaines, des centaines de pages dans lesquelles se télescopent des contre-vérités manifestes, des éléments sommaires et connus de tous mais aussi des choses très complexes pour lesquelles vous êtes souvent incapable de dire si ce sont des éléments pertinents ou des âneries et qui sont présentés comme fondés. Vous avez aussi accès immédiatement et sans autre besoin de déplacement à des recherches de pointe, du travail d’excellence en cours si vous savez le reconnaître et y entrer…
Repérez une contrevérité énoncée à la télévision ( la surface à couvrir en panneaux solaires pour compenser une centrale par exemple…) On vous déclare à grands fracas qu’il faudrait couvrir l’Europe entière (ce qui vous fait dresser l’oreille !) et en deux secondes, dans un flot continu, le lendemain, on vous glisse (comme vous l’aviez rapidement évalué) que les trois quarts d’un département moyen de la France y suffiraient.

Alors quoi ???

Lire ! Forcément … Lire et puis comprendre, générer du sens, mettre en lien, comparer, confronter … Quel rapport avec l’école ? Ce n’est que ça notre travail !!! Apprendre à lire oui, techniquement bien sûr , d’abord et toujours pour que le décodage ne soit pas un obstacle et que la pensée puisse travailler à sa vraie vitesse après la prise d’informations… Apprendre à lire pour savoir « ce que ça dit »… en compréhension littérale évidemment, mais aussi et surtout pour savoir « ce que ça dit vraiment » en étant capable d’y mettre du sens de plus, de convoquer et rajouter des savoirs, de savoir ce que rajoute au dit toute la chaîne des choix faits dans l’énonciation… tout ce qui relève de l’implicite, de l’inférence et qui est le vrai du texte !
Forcément amener la vigilance dans l’école… l’argumentation, le sens critique … Passer encore et toujours, surligneur en main, des heures à savoir « d’où sort » ce qu’on comprend, ce que l’on dit… comprendre d’où vient un texte, qui le dit… Passer par l’écrit pour organiser sa pensée, la voir, la donner à voir, la mettre en ordre… pour y revenir, montrer, partager…
Forcément construire explicitement dans l’école de tous une culture en passant par TOUS les domaines attendus pour ne pas avoir des illettrés de science, ou d’histoire ou de ce que vous voudrez.. Parce qu’on ne pense pas exactement de la même manière en sciences qu’en français, parce que même dans des univers de référence simples et accessibles à nos élèves on peut construire des concepts, l’idée que la maîtrise d’un lexique facilite et stabilise un savoir par exemple…

Forcément assurer des fondamentaux techniques de mathématiques pour alléger la tâche intellectuelle, maîtriser le calcul mental parce que c’est ce qui va permettre dans l’immédiateté de se dire que « ce n’est pas possible » ce résultat (dans le champ scolaire) mais aussi cette affirmation (dans le champ du quotidien, de l’information…).

Forcément mémoriser, solliciter cette ressource… apprendre, savoir… incorporer des savoirs au sens premier du terme, les faire siens (tête bien pleine) pour pouvoir ensuite comparer, relier, mettre en lien , en perspective, confronter (tête bien faite) pour qu’au moins dans la concentration de personnes, de savoirs, de ressources et d’intelligences diverses qu’est chaque lieu d’éducation s’élabore du savoir, s’installent des modèles de raisonnement, de résistance au gobage de tout, de prise de distance et de mobilisation de la curiosité et de la vigilance…

Alors oui les fondamentaux, les basiques toujours et plus que jamais parce que plus les tâches cognitives demandent de l’expertise plus il faut que les « tâches de fond », les compétences de bas niveau soient automatisées … plus on va être exigeant sur le projet que l’on porte pour nos Poucets et Poucettes, plus ces fondements devront être solides..

Alors oui à la culture, l’appétit, la richesse et la diversité dans nos classes pour que ce soit enthousiasmant d’y être et d’y apprendre, d’y partager du savoir…

Partageons notre appétit pour ce vaste monde, montrons nos choix et les fabuleux espaces ouverts par la connaissance de notre temps et ses perspectives… Aidons à construire fortement ces liens qui font que « plus tard » ne sera pas chimères ou rêves insensés mais projet…. y compris et d’abord pour ceux que la dureté de ce monde et le trop de sollicitations empêchent de rêver.

À propos de jllamaurelle

Enseignant, formateur, passionné et gourmand de la vie

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